Wolfram : compte-rendu in extenso de la conférence (25/09/2015)

L'aventure du wolfram au Portugal
dans les années 40

par Françoise MASSA



C'est en cherchant à circonscrire mon sujet de thèse que j'ai pris connaissance de ce phénomène, cette ruée sur le wolfram, en découvrant que plusieurs auteurs que je lisais avaient pris ce minerai pour thème de leur roman. Des auteurs confirmés comme Aquilino Ribeiro, Torga, Fernando Namora...mais aussi, plus tard, José Marmelo e Silva, Lília da Fonseca et Vergílio Ferreira, par exemple, avaient construit l'intrigue de leur roman ou de leur conte autour de la recherche enfiévrée du wolfram. Ce fut une véritable ruée vers l'or qui bouleversa le Portugal pendant toute la durée de la guerre et qui n'est pas vraiment connue aujourd'hui.

Notre propos est donc de faire revivre - dans les limites du temps imparti - cette période de l'histoire du Portugal. Je me propose simplement d'évoquer ces moments de tension, d'effervescence et d'espoir qui ont secoué la moitié nord du Portugal lors du second conflit mondial quand une grande partie de la population, des villes comme des campagnes, s'est jetée à corps perdu dans la recherche et l'exploitation de ce minerai devenu « l'or noir » indispensable aux usines de guerre. L'ambassadeur allemand en Espagne disait à l'époque « le wolfram est pour nous pratiquement ce qu'est le sang pour l'homme » .

Mais qu'est-ce que le wolfram, volfrâmio, volfro, comme on l'appelait alors au Portugal ? Un minerai noir, très dense qui permet la fabrication d'aciers très dur, d'acier spéciaux résistant à la chaleur, à l'usure, et qui (et encore aujourd'hui) permettait alors de fabriquer, entre autres, des pièces destinées aux aéroplanes comme on disait à l'époque, des blindages et des obus pour percer ces blindages etc... Appelé aussi tungstène - ce terme vous sera sans doute plus familier compte tenu des applications qui en sont faites dans les objets de la vie quotidienne de nos jours - on le trouve dans les filaments d'ampoule, dans les sécateurs et autres objets coupants, dans les ordinateurs... Le Portugal en avait alors en abondance dans ses terres de schiste et de granite où il s'est formé. Ce pays était le cinquième producteur mondial dans les années 40, après la Chine (mais celle-ci fut hors de course, comme la Malaisie quand la Russie bloqua les accès à l'est) les Etats Unis d'Amérique et quelques pays d'Amérique latine dont les mines étaient exploitées difficilement.

Le minerai est connu depuis longtemps, même si ces applications ne sont apparues qu'au XIX.e siècle. Le Portugal exploitait déjà quelques mines de wolfram et d'étain dans les années 1850/1890. Avec la première guerre mondiale, l'exploitation reprit et progressa. On découvrit de nouvelles mines, très souvent par hasard. On cherchait de l'or, on tombait sur de l'étain, jaune et brillant lui aussi, mais qui se présentait associé à un autre minerai : le wolfram. C'est d'ailleurs de cette association qu'est venu le nom allemand de wolfram : wolf , le loup et rahm, la crème. En effet quand on dissociait les deux minerais il se formait une mousse qui mangeait l'étain, d'où l'image du loup et de la crème. Le nom de pierre lourde (tung-sten) tungstène qui le désigne également, lui a été donné par un chimiste suédois en 1758.

Comme je l'ai dit, le Portugal était incroyablement riche de ce minerai très convoité par tous les belligérants car devenu indispensable pour les armements dans ces temps de conflit. Toutes les provinces au nord du Tage et surtout les Beiras et le Trás-os-Montes disposaient de filons importants d'où cette ruée à la recherche du précieux métal . 





Le Portugal connaît un véritable exode rural. Toute la population est concernée ; hommes, femmes, enfants participent à cette recherche et bientôt les cols blancs s'y mettront à leur tour. Mais ces derniers s'investiront davantage dans le traitement du minerai en devenant propriétaires d'usines de traitement.
Cette folie fut telle que, pour suivre un filon, on arriva aux pires extrémités : jusqu'à détruire une église par exemple pour continuer de creuser la galerie d'une mine. Les wolframistes envahissaient les terrains privés. Pour autant les propriétaires n'étaient pas indemnisés pour les saccages causés. Les déblais des mines rendaient les terrains adjacents stériles...Or l'agriculture était la ressource la plus importante du Portugal.

Pour mieux comprendre ce qui se passait alors il faut avoir en mémoire l'état où se trouvait le pays à l'époque. Même si Salazar avait redressé les finances, le pays n'était par pour autant sorti de la pauvreté. L'agriculture restait archaïque, l'industrie inexistante (elle ne représentait que le 5ème des revenus de l'agriculture en 1940). Les terres au nord était morcelées (en moyenne 5 hectares par agriculteurs, ce qui ne permettait pas de vivre décemment ). Au Sud, de grandes propriétés aux mains de propriétaires terriens peu soucieux des rendements : ni machines agricoles, ni engrais, une main d'œuvre nombreuse mal payée, pas formée. 90 % étaient illettrés. Le chômage atteignait des chiffes importants que Salazar essayait d'enrayer en encourageant de gros travaux (ponts, routes, restauration de bâtiments officiels, de châteaux...) . Quand le wolfram fait son apparition, de grands pans de la population y voient un moyen de vivre mieux et pour certains de faire fortune . Le Consulat de France à Porto en 1941 estime à 80% la population du nord du Portugal qui se consacre au ramassage et au commerce du wolfram, sans compter les gens du sud.

Pourquoi cette frénésie qui a contaminé toute la population ?
Il faut dans cette recherche du minerai distinguer deux moments. Celle où la recherche du minerai était une aventure individuelle (pour l'exploitation du minerai comme pour sa commercialisation). C'est la période qui a le plus intéressé Aquilino Ribeiro pour les rebondissements et les avatars que comportait cette recherche, c'est à dire dès le début de la déclaration de guerre et même un peu avant (beaucoup l'avaient senti venir). A ce moment là, la prospection et l'exploitation du wolfram était libre, l'extraction facile. Dans les premières semaines le minerai affleurait. On le ramassait dans les champs. Il suffisait de repérer un caillou noir, lourd, brillant. Même les enfants après l'école le ramassaient - surtout après la pluie car il brillait davantage – et avec leur gains allaient s'offrir des friandises. Les instances officielles étaient discrètes et la population locale qui découvrait ce minerai dans leur champs, se prenait à rêver de trésor, de fortune rapidement faite.

Mais bientôt ramasser ne fut plus suffisant, il fallut creuser. Quand un homme découvrait un début de filon, il faisait des travaux d'excavation avec sa famille, ses amis, des voisins (pas toujours d'ailleurs en bonne intelligence ; les journaux sont plein de faits divers à l'époque relatant des bagarres, des coups de fusils, ou de couteau, même des meurtres). Il y avait aussi les victimes d'accidents : On creusait des puits sur 3, 4, 5 mètres, sans étayer ; le puits s'effondrait et le mineur occasionnel mourait sous l'amas de terre qui s'abattait sur lui. Ce thème reviendra sous la plume des écrivains comme Aquilino Ribeiro ou Manuel Bernardes Pereira par exemple. Il n'était pas question d'utiliser de machine, une pioche et une pelle suffisaient comme le montrent des dessins de l'époque.


 
 La burra (avec son système de contre poids) servait à remonter la terre ou le minerai. 



On imagine facilement les accidents qui se produisirent compte tenu du manque complet de formation de ces mineurs d'occasion.

Le prospecteur le plus souvent n'était pas propriétaire d'une concession. Il disposait d'une simple autorisation qui lui permettait de prospecter, autrement dit de voir si l'endroit retenu renfermait bien du wolfram, mais il n'avait pas le droit d'exploiter car il lui fallait obtenir le droit de concession et ce n'était pas toujours simple. Il fallait en effet délimiter l'espace, connaître les propriétaires des terrains, faire des démarches auprès de la mairie et surtout ne pas attirer l'attention avant d'avoir le permis d'exploiter dans la poche car d'autres étaient à l'affut. Et on se battait souvent pour l'obtenir. C'était à celui qui arriverait le premier à la mairie pour faire reconnaître ses droits sur le bout de terre où il avait découvert du wolfram. Dans son roman « Volfrâmio » Aquilino Ribeiro nous fait vivre une scène comique où un Anglais, venu dans une vieille guimbarde appartenant à un des paysans, et un Allemand - en BMW - font la course pour arriver les premiers ; mais c'était sans compter avec le paysan madré, propriétaire des lieux, qui, apprenant cette aubaine, va abattre un arbre et couper la route à ses concurrents. Les deux prétendants n'arriveront que pour le voir sortir goguenard de la mairie avec son sésame : le registo.

Pendant cette période qui va durer un peu moins de deux ans, les pages des journaux vont se couvrir de faits divers qui permettent de vivre au plus près l'aventure du wolfram : publications de concessions ; interventions de la GNR ; faits divers. Un exemple   un jeune homme a repéré dans les trains bâchés stationnés à la gare, des sacs de wolfram partant vraisemblablement vers l'Espagne. (Le rôle qu'a joué l'Espagne dans la fourniture de wolfram aux Nazis en lui faisant passer la frontière en contrebande pourrait faire l'objet d'un autre développement). Le jeune homme, donc, va subrepticement dérober un sac, le charger sur ses épaules et le ramener chez lui, persuadé d'avoir fait une bonne affaire. Las ! Le sac est percé, très peu, mais suffisamment pour que la police se présente chez le voleur en suivant la trace laissée au sol par la poudre de wolfram. D'autres fois c'est un convoi funéraire qui attire l'attention et pour cause ! La GNR arrête le cortège funèbre et constate que le cercueil est rempli de wolfram. Quand on transportait du wolfram en contrebande on le faisait avec d'infinies précautions. Dans la file formée par ceux qui transportaient le wolfram de contrebande, on laissait un grand espace entre chaque contrebandier ce qui permettait de prévenir les suivants au cas où... Il fallait éviter la GNR qui a l'époque n'était pas tendre et avait le coup de fusil facile. Ses difficultés aiguisaient l'imagination des wolframistes. Les trucs et les astuces seront innombrables et le système D qui ne connaîtra pas de limite.

On vend, on échange de tout contre du wolfram et les petites annonces fleurissent dans la presse pour acheter des tonnes de minerai, des guias de trânsito qui autorisaient le transport du minerai... ou proposer les services de sa trieuse ou de son usine de traitement. Les journaux témoignent de cette sorte de folie qui s'empara du Portugal dans les années de guerre.
Les excès des wolframistes excitent la verve des journalistes et des humoristes. Dans la presse satirique, les blagueurs s'en donnent à cœur joie. On rit de ces travers, de cette avidité. Un exemple entre beaucoup d'autres : « troca-se uma espôsa ainda em bom estado por meio quilo de volframite, na separadora. Dá-se a sogra em troca das guias ». (Echangerais une épouse encore en bon état contre un demi kilo de wolframite et je donne la belle-mère en prime contre les cartes de transport). On y trouve aussi des dessins humoristiques, qui se moquent de cet engouement excessif pour le wolfram . 



Malgré les nombreux manuels qui ont été publiés à l'époque pour former les wolframistes amateurs, beaucoup se laissent duper … ou apprennent à duper les autres. On trouve des moyens pour transformer un caillou en wolfram que l'on vend un bon prix. Au début les moyens employés pour duper l'acheteur qui sillonne la campagne sont à la portée de tous : on frit le caillou dans la poële, on mélange la poudre de minerai avec du sable...D'autres fois ce n'est pas de la wolframite que l'on trouve mais de la scheelite, le deuxième minerai de wolfram. Blanc, transparent son apparence trompe les non avertis qui pensent qu'il s'agit de quartz. L'acheteur emporte la scheelite en plus du wolfram en faisant croire au vendeur qu'il le débarrasse de cailloux sans valeur. Les tromperies, les roueries sont infinies, dans le camp des acheteurs comme dans celui des vendeurs .

Certains se sont enrichis à ce commerce. Le Diário de Notícias évoque à plusieurs reprises « os fabulosos lucros dos exploradores.  Il en reste pour preuve quelques maisons bien bâties, des immeubles à Lisbonne (c'est un autre développement ). Pour d'autres la richesse fut éphémère et on y laissa souvent sa santé. Les femmes interrogées en 1980 dans la région de Viseu se plaignaient de douleurs et de rhumatismes contractés lorsqu'elle ramassaient le wolfram et le lavait dans le cours des rivières ou dans les laveries des usines (et il n'y avait pas de sécurité sociale). Mais c'est là aussi un autre développement.

On faisait des dépenses qui semblent bizarres aujourd'hui. Ainsi on remplace le vin, la boisson habituelle, par de la bière qu'on adoucit avec du sucre car le breuvage est amer mais c'est plus chic. Pour la même raison on ne mange plus de pain mais du pão de ló (une sorte de gâteau de savoie). Les billets n'avaient plus de valeur. Comme il en fallait trop pour régler ses achats. On venait alors dans les magasins avec des tas de billets que l'on pesait...C'était plus rapide que de les compter ! Et bien d'autres choses encore étonnent aujourd'hui. On achète des manteaux de fourrure, des revolvers, une voiture que l'on tirait avec des bœufs, faute d'essence ou de permis....et toutes les manifestations ostentatoires des nouveaux riches que permet un afflux d'argent inespéré dans une population qui n'avait jamais connu la richesse ou au moins l'aisance.

J'ai évoqué le ramassage individuel, mais très vite il fallut passer à la vitesse supérieure et creuser des galeries profondes qui nécessitaient de gros moyens techniques et financiers, des ingénieu rs, des géologues.... Alors sont apparues les sociétés minières, détenues le plus souvent par des capitaux étrangers et dont les moyens d'extraction et les quantités extraites étaient tout autres. La plus ancienne était la mine de Panasqueira dans le région de Fundão. Découverte par deux Portugais en 1886, elle est racheté en 1911 par des Anglais. C'est de loin la plus importante ; elle continue ses activités encore aujourd'hui. Il s'agissait en 1940 d'un vrai complexe minier avec les bâtiments destinées au traitement du minerai, tapis roulants, trieuses, tables oscillatoires, broyeuses.... mais aussi bâtiments administratifs, école, infirmerie...Les autres sociétés ne disposaient pas des mêmes moyens. Pourtant certaines ont fait des efforts pour améliorer la vie des mineurs notamment à Borralha (mine dans laquelle je suis descendue ; j'étais la deuxième femme à le faire après qu'une ingénieure y soit passée quelques semaines auparavant) - la mine avait des capitaux français mais la guerre bouleversa les choses et le minerai revint aux Allemands. Ils avaient eux aussi des concessions d'où ils extrayaient le wolfram mais en moins grandes quantités.(mine de Rio de Frades, Arouca ; mine de Chãs, S. Pedro do Sul ; Vale das Gatas - 2000 hommes y travaillaient dans les années 40 - elle sert de décor au roman de Fernando. Namora « Minas de S.Francisco »), Sabrosa (Le principal administrateur du couto mineiro était au service de Krupp); mines das Sombras, Ourense ; mine de Casaio, dite mine des Allemands. Les Belges avaient aussi des mines mais de bien moindre importance. Or le Wolfram produit par ces mines revenait au pays propriétaire de la ou des concessions, il y avait donc un fort déséquilibre entre les Alliés et les Nazis (2232 tonnes revenaient les Anglais grâce à leur mine de Panasqueira contre 995 pour les Allemands en 1942). La disproportion mettait le Portugal, pays neutre, dans une très difficile position.Nous en parlerons brièvement. Les Portugais étaient aussi propriétaires de mines et vendaient au plus offrant.

Cette première quête enfiévrée devait avoir une fin. En février 1942 , l'Etat voyant qu'il ne tirait pas un réel profit de ce commerce alors qu'il subissait des pressions de plus en plus fortes des belligérants toujours plus avides de se procurer du wolfram, décrète que le wolfram sera désormais monopole d'Etat. Toute la production devra désormais passer par les services de la Comissão Reguladora de Metais et être contrôlée par elle.

A partir de cette date, le paysage va changer. En effet les mines à capitaux étrangers continuent de gérer leur production. Les Anglais qui bénéficient de mines importantes vont continuer à exporter 2/3 du minerai et les Allemands, moins bien pourvus, 1/3. Mais les mines portugaises auparavant libres de leur politique de vente n'ont plus cette liberté. Elles ne pourront plus vendre au plus offrant ni exploiter de filon sans que la Comissão soit informée et que la vente du minerai passe par elle. Pour compenser cette différence entre Alliés et Nazis tous les moyens vont être bons et la « germanisation » du wolfram extrait d'autres mines va s’accélérer. Il était fréquent en effet que l'un ou l'autre des camps transfère le wolfram produit ailleurs et notamment dans les mines propriétés de Portugais, dans leurs propres concessions et à ce jeu d'« absorption » les allemands semblent avoir été les plus forts.

Les ramasseurs occasionnels vont trouver d'autres débouchés et la contrebande user de tous les moyens et Dieu sait si l'imagination a été féconde dans ces moments troublés. Les mineurs en premier vont essayer de tirer profit de cette manne en cachant de la poudre de wolfram dans le manche de leur bêche creusé à cet effet, dans leur pipe, dans les talons de leurs chaussures ; les femmes en cachent dans l'ourlet de leur jupe, dans leur chignon, elles graisse leurs cheveux pour que la poudre s'y accroche. Il n'y a pas de petits profits.

Un autre phénomène qui avait débuté beaucoup plus tôt va s'amplifie r : le ramassage au kilo. Le nombre d'hommes, de femmes, d'enfants, qui ont délaissé l'agriculture et les salaires de misère pour aller ramasser sur les terres des concessions le wolfram qu'ils peuvent grappiller à ciel ouvert va considérablement augmenter. Ces apanhistas comme on va les nommer - mot former sur apanhar ramasser – officiaient déjà dans la première période mais ils vont venir en masse gonfler les effectifs des mines. Ils apportent le produit de leur ramassage aux responsables qui les rétribuent ou le leur achètent. Un aperçu des salaires avant et après le wolfram explique cet engouement malgré la dureté du travail. Avant guerre un ouvrier agricole perçoit 3 à 4 escudos par jour (quand il travaille) pour une journée de travail de sol a sol autrement dit 12 heures; après 1942, les mineurs de fonds touchent en moyenne 22 escudos, ceux à ciel ouvert 13 escudos et les femmes 6 mais elles ne doivent pas descendre dans la mine : ça porte malheur. Quant au prix du kilo de wolfram, il passe de 8 ou 10 escudos avant guerre, à 320 escudos si l'on en croit le Consul de France à Porto dans une lettre d'octobre 1941 ; il atteindra même 600 escudos dans les périodes de forte demande. La campagne va donc se dépeupler, les terres être abandonnées au profit des mines. Et c'est un nouveau prolétariat qui voit le jour. L'ouvrier agricole va se retrouver dans les galeries sans soleil, exposé aux dangers inhérents à la mine et bientôt pour un salaire de misère car les meilleurs jours sont passés, la vie a augmenté et les salaires n'ont pas suivi. C'est l'aspect social, la formation d'un prolétariat industriel qui retiendra l'attention d'écrivains comme Miguel Torga. Fernando Namora, Manuel do Nascimento, Soeiro Pereira Gomes. Ces derniers vont suivre la voie du néoréalisme ouverte par les Américains dos Passos ou Steinbeck mais aussi les russes Fédor Gladkor ou Nicolas Ostrovski... Des idées nouvelles entrent au Portugal.

C'est un moment périlleux pour le pays. Salazar va devoir gérer la situation qui menace sa neutralité ; mais le Portugal à des atouts dont le chef du gouvernement va savoir se servir pour ne pas céder aux pressions : d'abord les minerais : wolfram, étain, cuivre, plomb … trouvés sur son sol et dont il peut disposer à sa guise, il souffle le chaud et le froid quand il s'agit de satisfaire les demandes; et d'autres produits comme la résine, les sardines (le Portugal fournit le poisson et l'acheteur les boites). Ensuite ses territoires d'outremer qui sont eux-mêmes fournisseurs de produits et de denrées mais surtout dont la position stratégique est très convoitée. C'est un autre moyen d'échapper aux pressions ; ils font partie des négociations entre Etats ; c'est donnant donnant: l'Afrique est convoité par l'Allemagne ainsi que par l'Afrique du sud et la Rhodésie. Le Cap-Vert, les Açores, attirent aussi les convoitises. (Timor, trop loin, n'a pas pu repousser les Japonais qui s'y sont installés) Ce sont des territoires à défendre mais aussi des moyens de pression dans le chantage qui s'exerce alors car les deux camps souhaiteraient y disposer de bases. La base de Lajes, dans l'île de Terceira aux Açores fut créée en 1941 durant la Seconde Guerre mondiale. L'archipel étaient sous la menace d'une invasion par les Alliés ou l'Allemagne nazie. Pour empêcher toute tentative d'occupation le gouvernement portugais y envoya des troupes et créa des bases dotées d'une aviation militaire. Quand le Portugal a concédé la base de Lajes aux Alliés, les Allemands ont très mal réagi. Salazar doit donc jouer serré.

Quand, en 1943, les EU exigent un embargo sur le wolfram pour tenter d'arrêter le conflit, le Portugal refuse, arguant du fait que le wolfram des mines allemandes appartient aux allemands et que ceux-ci vendent des armes aux Portugal, armes que l'Angleterre, leur allié séculaire, devait leur fournir mais il n'a pas tenu ses promesses ni respecter l'accord signé ; de plus, autre argument fourni, cette mesure mettrait au chômage 80.000 personnes.

On imagine les conséquences qu'eut cette ruée vers l'or qu'était le wolfram à l'époque sur l'économie, sur la société bouleversée par cet afflux d'argent qui entraîne des changements dans les mœurs, fait naître des gouts de luxe (c'est un des thèmes retenus par le théâtre de revue). Le Portugal va connaître tous les excès des nouveaux riches. Puis viendra la misère, le désespoir quand les mines fermeront et que certaines régions se trouveront dans une situation pire qu'avant la guerre. l'agriculture ne trouve plus de bras ni pour cultiver ni pour récolter ; la pénurie s'installe. Le chômage explose ; le coût de la vie augmente et les denrées alimentaires se vendent à des prix exorbitants. Les bénéfices engrangés dans un premier temps disparaissent. Certains connaîtront la faim d'autant que le pain qui aurait nourri les Portugais passe la frontière. On fait la queue devant les boutiques d'alimentation. Le marché noir fleurit ; les boutiques ont une porte dérobée qui permet aux plus aisés d'aller s'approvisionner. Les journaux se font l'écho de cette situation malgré la censure (autre thème de recherche) . 



Le 5 juin 1944, quelques jours avant le débarquement allié, Salazar décide de mettre l'embargo sur le wolfram. Ce qui restait du rêve s'écroule. Plus de travail. Des terrains saccagés. Des hommes et des femmes usés par le travail dans la mine ou dans les terres qu'ils ont retournées pour y trouver le minerai qui leur permettrait de mieux gagner leur vie. En 1945, le journal français Combat évoque la grande misère qui sévit au Portugal. Dans les mines de Panasqueira en 1946 les salaires ne sont plus que que de 13 escudos et sur 8000 ouvriers seuls 2000 retrouveront du travail. Quand aux propriétaires terriens, ils ont beau jeu de faire la morale. Eux aussi diminuent les salaires. Le tableau dressé par les écrivains à l'époque, et notamment Manuel do Nascimento, est très noir.

L'aventure du wolfram est terminée.

Encore que ! En 2011, à la suite d'un défi lancé par l'Institut Européen des Itinéraires Culturels, une proposition a retenu l'attention : « Routes du wolfram en Europe - Mémoire des Hommes et Patrimoine Industriel ». Le wolfram est le centre de ce projet dont le but déclaré est la « création d'une route européenne basée sur des mines de wolfram permettant de constituer « une offre touristique et novatrice capable de concevoir dans l'espace et le temps la mémoire historique et patrimoniale des pays européens » . La redécouverte du wolfram permettrait selon les auteurs du projet de « rentabiliser les ressources existantes dans les lieux miniers dans un but culturel et touristique afin de permettre le développement local et la création d'emplois ; « la revitalisation locale et régionale par la création d'infrastructures indispensables... » Le rêve va-t-il reprendre vie ?

A suivre....

Une histoire du fado / par Jean-Paul Caudrec

Quand ? Quoi ? Qui ? Où ? Comment ?

1. Origines du fado
2. Définition(s) et thèmes
3. Acteurs et milieux
4. Les lieux du fado
5. Fado et Estado Novo
6. Amália Rodrigues



Sommaire des chansons passées en revue
1 FADO PORTUGUÊS
José Régio, Alain Oulman
2 MÃE PRETA / BARCO NEGRO
MN Caco Velho, AA Piratini, D Mourão Ferreira
3 TUDO ISTO É FADO
Aníbal Nazaré, Fernando Carvalho
4 FADO MALHOA
José Galhardo, Frederico Valério
5 O EMBUÇADO
G. de Oliveira, J. Marques
6 O SELIM (FADO MARIALVA)
José da Câmara
7 O MEU (UM HOMEM A MEU JEITO)
Linhares Barbosa, Armandinho
8 A CASA DA MARIQUINHAS
Silva Tavares, Alfredo Duarte
9 O LEILÃO
Linhares Barbosa, Alfredo Duarte
10 VOU DAR DE BEBER À DOR
Alberto Janes
11 ABANDONO (FADO PENICHE)
David Mourão Ferreira, Alain Oulman
12 TROVA DO VENTO QUE PASSA
Manuel Alegre, Alain Oulman
13 LÁGRIMA
Amália Rodrigues, Carlos Gonçalves
14 MARIA LISBOA
David Mourão Ferreira, Alain Oulman
NB Pour des raisons techniques et des questions de commodité, les 14 fados proposés ont été enregistrés sur cd pour la présentation du 24 / 04 /15. Le nom des interprètes ne correspond pas toujours à ceux indiqués ici ; j'ai également fait une compilation de ces titres à partir de vidéos recueillies sur You Tube

Introduction



Le fado est une chanson populaire de Lisbonne, accompagné par des instruments à cordes.
Le fado est à Lisbonne ce que le tango est à Buenos Aires. Mais alors que le tango est " une chanson triste qui se danse ", le fado, lui, ne se danse pas même si l’on disait autrefois bater o fado / battre le fado, expression d’un élan intérieur porté essentiellement par la voix, les ports de voix, la posture du ou de la fadiste, tête haute, profil hiératique, les yeux mi-clos.
Le mot vient du latin «f a tum», passif du verbe fari qui signifie dire, prédire, même chanter, donc une forme de destin (cf fr. fatal, fataliste, ang. fate) et il a pour synonymes destin, fatalité, ce qui doit arriver, mais aussi providence.

1. Origines du fado

Chanson populaire, donc art mineur, le fado n'a pas été l'objet d'études conséquentes, à de rares exceptions près, jusqu'aux années 1970. Aujourd'hui encore les avis divergent sur les origines du fado, entre ceux qui pensent que le fado est portugais depuis Afonso Henriques, même mâtiné d'influences arabes, d'autres qui affirment que ce genre essentiellement urbain a des racines rurales et ceux qui, plus récemment, pensent fort justement que le fado est apparu à Lisbonne dans la seconde moitié du 19ème siècle. Quoi qu'il en soit, le fado vient de loin, sinon dans le temps, au moins dans l'espace.

Indéniablement portugais, le fado est donc métissé, le fado est né sur la mer, sur les mers que les marins portugais ont sillonnées et se sont appropriées au fil des siècles. Le fado a le goût du sel et des larmes. Le poète José Régio le dit à sa façon dans le poème, Fado português, extrait du recueil intitulé Fado édité en 1941, vingt ans avant qu'Alain Oulman ne le mette en musique pour Amália Rodrigues.



Version interprétée par Amália Rodrigues
FADO PORTUGUÊSFADO PORTUGAIS
O fado nasceu um dia,
Quando o vento mal bulia
E o céu o mar prolongava,
Na amurada dum veleiro,
No peito dum marinheiro
Que, estando triste, cantava,
Le fado naquit un jour
Alors que le vent soufflait à peine,
Et que le ciel prolongeait la mer
Sur la dunette d'un voilier,
Dans le coeur d'un marin
Qui, dans sa tristesse, chantait,
Ai, que lindeza tamanha,
Meu chão, meu monte, meu vale,
De folhas, flores, frutas de oiro,
Vê se vês terras de Espanha,
Areias de Portugal,
Olhar ceguinho de choro.
Ah quelle beauté incomparable
Ma campagne, mon vallon, ma montagne
De feuilles, de fleurs, de fruits d'or
Vois si tu aperçois les terres d'Espagne
Les sables du Portugal,
Regard embué de pleurs.
Na boca do marinheiro
Do frágil barco veleiro,
Morrendo a canção magoada,
Diz o pungir dos desejos
Do lábio a queimar de beijos
Que beija o ar, e mais nada.
Dans la bouche du marin
Du frêle bateau à voiles
Quand s'éteint le chant meurtri
Naissent les désirs
De lèvres brûlantes de baisers
Qui embrassent l'air, et rien d'autre.
Mãe, adeus, adeus Maria,
Guarda bem no teu sentido
Que aqui te faço uma jura,
Que eu te levo à sacristia,
Ou foi Deus que foi servido
Dar-me no mar sepultura.
Adieu ma mère, adieu Maria
Garde bien en mémoire
Le serment que je te fais ici,
Je te mènerai jusqu'à la chapelle,
A moins qu'il ne plaise à Dieu
De me donner la mer pour sépulture.
Ora eis que embora outro dia,
Quando o vento nem bulia
E o céu o mar prolongava,
À proa de outro veleiro
Velava outro marinheiro
Que, estando triste, cantava.
Or voilà qu'un autre jour
Sans un souffle de vent,
Le ciel prolongeait la mer,
À la proue d'un autre voilier
Veillait un autre marin
Qui, dans sa tristesse, chantait.
Ai, que lindeza tamanha,
Meu chão, meu monte, meu vale,
De folhas, flores, frutas de oiro,
Vê se vês terras de Espanha,
Areias de Portugal,
Olhar ceguinho de choro.
Ah quelle beauté incomparable
Ma campagne, mon vallon, ma montagne,
De feuilles, de fleurs, de fruits d'or
Vois si tu aperçois les terres d'Espagne
Les sables du Portugal,
Regard embué de pleurs.


José Régio, Alain Oulman
Traduction : Jean-Paul Caudrec

Dans ce poème le vent ne souffle plus, c'est le retour des caravelles, l'aventure maritime est terminée, on entrevoit les côtes du Portugal, c'est la fin d'un rêve réalisé. Après un long et lent déclin, lorsque le fado accoste à Lisbonne, le Portugal contemple son glorieux passé plus qu'il n'envisage l'avenir. C'est le temps de la complainte et du regret, c'est le temps de la saudade, c'est justement le temps du fado.

"Cumpriu-se o mar e o Império se desfez Senhor, falta cumprir-se Portugal !"
Fernando Pessoa
On a réalisé la mer et l'empire s'est défait Seigneur, il reste à réaliser le Portugal


Sur la forme, on prétend aussi qu'il serait né à bord des navires, où les marins avaient l'habitude de chanter une sorte de complainte évoquant la nostalgie du départ et les dangers de la mer. On dit aussi, et c'est à mon avis la version la plus plausible, que le fado aurait voyagé dans les bagages des émigrés revenus du Brésil en 1821 avec la cour portugaise et prendrait source dans le lundum, un air sensuel apporté en Amérique par les esclaves africains. Sur ce rythme de lundum une célèbre chanson brésilienne, Mãe preta, évoque la douleur d'une esclave africaine contrainte de bercer le nouveau-né d'une femme blanche tandis que son compagnon subit le fouet dans la plantation. Certaines versions suggèrent que c'est son propre enfant qui subit ce supplice ("Pai João", "o seu pretinho" selon les cas, mais la première version écrite par A.A. Piratini mentionne "Pai João)



Version interprétée par M. N. Caco Velho
MÃE PRETAMÈRE NOIRE
Pele encarquilhada, carapinha branca
Gandola de renda caindo na anca
Embalando o berço do filho do sinhô
Que há pouco tempo a sinhá ganhou
Era assim que mãe preta fazia
Criava todo o branco com muita alegria
Porém lá na senzala
Pai João apanhava
Mãe preta mais uma lágrima enxugava
Mãe preta, mãe preta
Enquanto a chibata batia em seu amor
Mãe preta embalava
O filho branco do sinhô.
La peau fripée et les cheveux blancs
Un châle de dentelle tombant sur la hanche
Elle berce l'enfant du maître
Que Maîtresse a eu il y a peu
C'est ainsi que la mère noire élevait
Tous les enfants blancs avec une grande joie
Alors que sur la plantation
Pai João prenait des coups
Mère noire essuyait encore une larme
Mère noire, mère noire
Tandis que le fouet frappait son amour
Mère noire berçait
Le fils blanc du maître


M.N. Caco Velho, A.A. Piratini,
Traduction : Jean-Paul Caudrec

Cette première version brésilienne a été interdite de diffusion au Portugal par la censure du régime salazariste parce qu'elle offrait une image négative de la colonisation portugaise. Sur le même rythme de lundum au tempo ralenti, David Mourão Ferreira a composé pour Amália Rodrigues le poème Barco Negro, l'un des thèmes musicaux du film Les amants du Tage réalisé par Henri Verneuil en 1954 (sorti en janvier 1955).


Version interprétée par Mariza
BARCO NEGROBATEAU NOIR
De manhã, temendo
Que me achasses feia
Acordei, tremendo,
Deitada na areia
Mas logo os teus olhos disseram que não,
E o sol penetrou no meu coração.
Vi depois, numa rocha, uma cruz,
E o teu barco negro dançava na luz
Vi o teu braço acenando
Entre as velas já soltas
Dizem as velhas da praia
Que não voltas
São loucas ! São loucas !
Eu sei, meu amor,
Que nem chegaste a partir,
Pois tudo, em meu redor,
Me diz que estás sempre comigo.
No vento que lança
Areia nos vidros
Na água que canta,
No fogo mortiço
No calor do leito,
Nos bancos vazios
Dentro do meu peito,
Estás sempre comigo.
Ce matin, craignant
Que tu me trouves laide
Je me suis réveillée en tremblant
Allongée sur le sable
Mais ensuite tes yeux ont dit non
Et le soleil a pénétré dans mon coeur.
Puis j’ai vu, sur une roche, une croix
Et ton bateau noir dansait dans la lumière
J’ai vu ton bras me faire signe
Entre les voiles déployées
Les vieilles de la plage disent
Que tu ne reviendras pas
Elles sont folles ! Elles sont folles !
Je sais mon amour
Que tu n’es jamais parti
Car tout autour de moi
Me dit que tu es toujours avec moi.
Dans le vent qui recouvre
De sable les vitres
Dans l’eau qui chante,
Dans le feu qui se meurt
Dans la chaleur du lit
Sur les bancs vides
Au fond de mon coeur
Tu es toujours avec moi

Version interprétée par Amália Rodrigues
Les amants du Tage, Henri Verneuil


David Mourão Ferreira, A.A. Piratini
Traduction : Jean-Paul Caudrec



2. Définitions et thèmes

Fado é canto peregrino
Fado de ontem é saudade
Fado de hoje é ansiedade
O de amanhã é destino
Fado est chant pèlerin
Fado d'hier est saudade
Fado d'aujourd'hui est anxiété
Celui de demain est destin

Le fado, comme le blues et l'ensemble des musiques populaires en général, chante la vie quotidienne, tient la chronique des événements. Les textes évoquent la nostalgie, l'amour inaccompli, le chagrin, la condition humaine et nos sentiments, éphémères et insaisissables. Le fado est aussi la mémoire à terre des marins portugais.

Mais le fado n'aurait guère d'intérêt s'il disait la même chose que toutes les chansons populaires sans cette touche particulière et unique d'expression "à la portugaise", c'est-à-dire avec une certaine exacerbation des sentiments, le regret, la tristesse, l'amour-passion, le désir, les trahisons, bref, les petites histoires du quotidien de Lisbonne. Mais une expression "à la portugaise" ne peut se faire sans une bonne dose de saudade.

Il devient, à certaines époques, la voix d'une critique sociale chantée en pleine rue, sous la vigilance de quelques policiers chargés de contrôler les débordements...
Dans la seconde moitié du 19ème siècle, le fado, tout en restant enraciné dans la nostalgie et le malheur, comporte un volet politique : les milieux laïques et progressistes s'en servent pour fustiger la population pléthorique des religieux et dénoncer l'emprise de l'Église.

Au début du 20ème siècle, les faits politiques font dans le fado l'objet de chroniques et de railleries. Jusqu'à l'avènement de la République en 1910 les textes se montrent virulents à l'égard de la monarchie, accusée de faire perdurer les inégalités. Après 1910, les fados s'en prennent à la République elle-même, pour défendre, cette fois, le socialisme. Le moment venu, socialistes et communistes chanteront la Révolution russe et la dictature du prolétariat sur des airs de fado, et il restera, jusqu'à l'avènement du régime autoritaire, une arme de lutte idéologique.

Pendant la Première Guerre mondiale, le fado Cruz de guerra (La Croix de guerre), tout en simulant un hommage à la mort héroïque d'un soldat, provoque un effet de surprise par sa chute finale, qui dénonce l'absurdité de celle-ci : «À cause de la croix de guerre que tu as gagnée, s'exclame-t-elle, combien de mères sont en pleurs comme moi?!...» Le thème de la guerre permet aussi, en contrepartie, l'expression d'un certain pacifisme.

Le fado ci-dessous, dont le refrain est très connu, facile à chanter et très souvent repris, donne une définition simple et largement acceptée par les amateurs. On y retrouve certaines inscriptions historiques ainsi que les poncifs les mieux partagés : chant défaitiste, endroits sombres et louches, milieu fermé, quartier historique, populaire, pauvre et mal famé, sentiments exacerbés, complaisance dans la douleur et la tristesse…

"Noites perdidas... cinzas e lume"

L'ensemble de ce refrain décrit une atmosphère glauque, underground /lumpen et bas-fonds comme on dirait aujourd'hui. Ambiance de tristesse et de résignation, monde marginal de la nuit. Aujourd'hui encore, même si l'on ne peut plus fumer, le fado, chanson nocturne, se complait dans la semi-obscurité. On verra, en outre, dans le second couplet, l'expression de la subordination, pour ne pas dire la soumission de la femme à l'homme, statut consigné dans la Constitution de l'Etat Nouveau de 1933.



Version interprétée par Cristina Branco
TUDO ISTO É FADOTOUT ÇA C'EST DU FADO
Perguntaste-me no outro dia
Se eu sabia o que era o fado
Disse-te que não sabia
Tu ficaste admirado
Sem saber o que dizia
Eu menti naquela hora
Disse-te que não sabia
Mas vou-te dizer agora
Tu m’as demandé l’autre jour
Si je savais ce qu’était le fado
Je t’ai dit que ne savais pas
Tu en as été étonné
Sans savoir ce que je disais
A ce moment-là j'ai menti
Je t’ai dit que je ne savais pas
Mais maintenant je vais te le dire
Almas vencidas
Noites perdidas
Sombras bizarras
Na Mouraria
Canta um rufia
Choram guitarras
Amor, ciúme,
Cinzas e lume
Dor e pecado
Tudo isto existe
Tudo isto é triste
Tudo isto é fado.
Des âmes déchues
Des nuits perdues
Des ombres bizarres
Dans la Mouraria
Un ruffian chante
Des guitares pleurent
Amour, jalousie
Cendres et feu
Douleur et péché
Tout ça existe
Tout ça c’est triste
Tout ça c’est du fado.
Se queres ser o meu senhor
E teres-me sempre ao teu lado
Não me fales só de amor
Fala-me também do fado
O fado é o meu castigo
Só nasceu para me perder
O fado é tudo o que eu digo
Mais o que eu não sei dizer
Si tu veux être mon maître
Et m’avoir pour toujours à tes côtés
Ne me parle pas seulement d’amour
Parle-moi aussi du fado
Le fado c’est ma punition
Sa seule raison d’être c’est ma perte
Le fado c’est tout ce que je dis
Et tout ce que je ne sais pas dire
Almas vencidas
Noites perdidas
Sombras bizarras
Na Mouraria
Canta um rufia
Choram guitarras
Amor, ciúme,
Cinzas e lume
Dor e pecado
Tudo isto existe
Tudo isto é triste
Tudo isto é fado.
Des âmes déchues
Des nuits perdues
Des ombres bizarres
Dans la Mouraria
Chante le ruffian
Des guitares pleurent
Amour, jalousie
Cendres et feu
Douleur et péché
Tout ça existe
Tout ça c’est triste
Tout ça c’est du fado.


Aníbal Nazaré, Fernando Carvalho
Traduction : Jean-Paul Caudrec

"Almas vencidas"
Fado = Canção de vencidos ?


Une campagne d'émissions radiophoniques sur le fado est conduite par Luis Moita en 1936, donnant lieu la même année à la publication de l'ouvrage Fado, chanson de vaincus. Il réunit des discours haineux contre le fado, qualifié unanimement de morbide et de diabolique : «Le fado, tant par ses paroles que par la mélodie spéciale qui le caractérise, est la négation de tous les idéaux nobles de la vie. Il affaiblit la volonté et abrutit l'intelligence, comme l'opium.» […] «Le fado exprime l'état d'inertie et d'infériorité sentimentale dans lequel notre pays est plongé depuis longtemps et dont il est urgent qu'il sorte. Le Portugal est en effet un malade moral et le fado suffit à en diagnostiquer la maladie». Os Vencidos da Vida est aussi le nom sous lequel est resté connu un groupe formé par quelques intellectuels parmi les plus en vue au Portugal de la fin du 19ème siècle. Certains d'entre eux faisaient aussi partie du groupe Génération de 70, et ils se sont penchés sur l'état de décadence et de délabrement des deux nations péninsulaires (cf Conférences du Casino, 1871) après qu'elles eurent dominé le monde, tentant vainement d'y remédier énergiquement.
Rappel :
1578 - Alcácer Quibir
1580-1640 - União ibérica
1755 - Tremblement de terre de Lisbonne
1807 - Invasions françaises + Administration britannique
1821 - Retour de la cour. Guerres civiles entre libéraux et absolutistes.
1822 - Indépendance du Brésil
1908 - Assassinat du roi et du prince héritier
1910 - Proclamation de la République
1926 - Coup d’Etat
1933 – 1974 - Estado Novo

3. Acteurs et milieu

Au début le fado est intimement associé aux milieux marginaux, de la pègre, des proxénètes et des prostituées. Mais avant même de désigner un chant pratiqué dans les maisons closes, le fado renvoyait déjà à l'univers de la prostitution : les «femmes du fado», «femmes fatales» ou «femmes de la fatalité» désignent les filles de joie, qui peu à peu deviennent des fadistonas, chanteuses et colporteuses du fado.

Un témoignage de 1849, écrit par un prêtre, rend compte de cette inscription sociale et géographique des premières formes du fado chanté à Lisbonne : « Des voix profanes, prostituées, détournent l'attention des chrétiens vers la rue de Madragoa, vers Cotovia, et vers les lupanars du Bairro Alto, en leur jouant du fado [...] et d'autres chansons de l'immoralité la plus veule et la plus relâchée. »

  • Le tableau de Malhoa
    En 1910, José Malhoa (1855-1933), peintre réaliste, naturaliste (cf Courbet, Fantin la Tour, Millet), "peintre de moeurs" compose ce tableau connu sous le titre de O Fado.
    Le décor évoque une pièce fermée dans laquelle les personnages occupent l'essentiel de l'espace, personnages-type, présentés comme sur une représentation théâtrale, acteurs intégrés dans un mouvement scénique :
    • La femme, au centre de la composition, (observer le rôle de la lumière et son reflet dans le miroir fêlé au fond à gauche) dans une position lascive, s'étire langoureusement vers le chanteur. Sa jambe remontée sur le banc étend sa large jupe rouge et, dans un même geste nonchalant, elle tient une cigarette oubliée et perd sa chaussure, sa tenue légère découvre presque un sein que le peintre a choisi de dissimuler. Derrière cette figure qui évoque la Severa, les contemporains ont pu reconnaître «Adelaide da facada» ("Adelaîde la balafrée"), prostituée, subordonnée d'Amâncio, ainsi nommée pour avoir un jour reçu un coup de couteau à la joue.
    • L'homme serait Amâncio, proxénète connu à Mouraria. Il chante en jouant de la guitare.



    Version interprétée par Teresa Tapadas
    FADO MALHOAFADO MALHOA
    Alguém, que Deus já lá tem
    Pintor consagrado
    Que foi bem grande e nos dói
    Já ser do passado
    Pintou numa tela com arte e com vida
    A trova mais bela
    Da terra mais querida
    Subiu a um quarto que viu
    À luz do petróleo
    E fez o mais português
    Dos quadros a óleo
    Un Zé de samarra
    Com a amante ao seu lado
    Com os dedos agarra
    Percorre a guitarra
    E ali vê-se o fado.
    Un peintre de renom
    Trop tôt rappelé à Dieu
    Un grand artiste
    Qui nous manque aujourd’hui
    A peint sur une toile, avec art et vie
    La plus belle goualante
    Du plus cher pays
    Dans une chambre éclairée
    D’une lampe à pétrole
    Il a créé la plus portugaise
    Des peintures à l’huile
    Un Julot en gilet
    A ses pieds sa maîtresse
    Saisit sa guitare,
    De ses doigts la caresse
    Et voilà le fado.
    Faz rir a ideia de ouvir
    Com os olhos Senhores
    Fará, mas não para quem já
    Ouviu mas em cores
    Há vozes de Alfama
    Naquela pintura
    E a banza derrama
    Canções de amargura
    Dali vos digo que ouvi
    A voz que se esmera
    Boçal do faia banal
    Cantando a Severa
    Aquilo é bairrista
    Aquilo é Lisboa
    Boémia e fadista
    Aquilo é de artista
    Aquilo é Malhoa.
    L’idée d’entendre avec les yeux
    Vous fera sourire, Messieurs,
    Soit, mais pour qui l’a entendu
    En couleurs
    Il y a des voix d’Alfama
    Sur cette toile
    Quand la gratte répand
    Des complaintes amères
    Je vous jure que j’y ai entendu
    La voix de Severa
    Ebauche et débauche
    Du fado banal
    Ça c’est du populaire
    Ça c’est Lisbonne
    Bohème et fadiste
    Ça c’est du boulot d’artiste
    Ça c’est du Malhoa

    Version interprétée par Amália Rodrigues


    José Galhardo, Frederico Valério
    Traduction : Jean-Paul Caudrec

  • Marginaux et prostituées

    Au 19ème siècle, fadista et faia (voyou) sont synonymes. Aujourd'hui encore, le fado amateur qu'on revendique à Lisbonne comme le plus authentique, le plus racé (fado castiço), s'appelle aussi «fado vagabond» ou «fado voyou» (fado vadio) : le fado «vrai», celui qu'on ne chante pas pour de l'argent, mais qui se situe dans une tradition d'indépendance et de sincérité.

    Un texte de Ramalho Ortigão qui paraît en 1878 dans As Farpas décrit en ces termes le fadiste : « Il ne travaille pas. Il vit de son habileté à exploiter son prochain. Il est ordinairement entretenu par une femme publique qu'il roue de coups systématiquement. Sans domicile fixe, il habite successivement la taverne, le tripot, le bordel ou le poste de police. Il est complètement atrophié par l'oisiveté, les nuits blanches, l'abus de tabac et d'alcool. C'est un anémique, un lâche, un imbécile. Il a de la toux et de la fièvre; sa poitrine est concave, ses bras sont fragiles, ses jambes arquées ; ses mains, fines et pâles comme celles des femmes, transpirent; il a les ongles longs comme les vagabonds ; ses doigts, brûlés et noircis par la cigarette; ses cheveux, fétides, enfarinés de poussières et de pellicules, reluisent de graisse. Ses outils de travail sont une guitarra et un Santo Cristo, (désignant un coutelas pointu). Il est habité par une maladie honteuse et par plusieurs parasites épidermiques. Un homme pourvu d'une constitution normale verrait son squelette se disloquer, s’ef fondrerai t a u premier souffle. Lui ressent cela et n'en est pas moins traître par instinct d'infériorité. »

    Le chant du fadiste est lui-même présenté comme le chant d'un loup lancé au clair de lune : «Il chante parfois la main sur la hanche, cigarette accrochée au bout des mains, tête haute, étirant ses cordes vocales pour entonner la mélopée des fados [...] la voix sanglotant, brisée dans le larynx, accompagnée de l'expression physionomique d'un sentimentalisme de cachot, gueux et misérable».

    Ainsi, vers la fin du 19ème siècle, le fado devient un argument intellectuel alimentant un débat sur la décadence nat ionale, dans la continuité de ces propos d'Eça de Queiroz qui, en 1867, résume de sa plume ironique l'apport de Lisbonne dans la culture européenne : «Athènes produisit la sculpture, Rome a fait le droit, Paris inventa la Révolution, l'Allemagne le mysticisme. Lisbonne a inventé le fado.» (Gazeta de Portugal)

  • La Severa

    Maria Severa Onofriana est née à Lisbonne dans le quartier de Madragoa en 1820. "Expression sublime" du fado, elle est connue sous le nom de A Severa. Sa mère, Ana Gertrudes, était patronne d'une taverne-lupanar et son père était d'ascendance gitane. A Severa, réputée pour sa beauté, fut d'abord prostituée, et elle commença à chanter dans une taverne située Rua do Capelão (dans le quartier de la Mouraria). Sa renommée est due en grande partie à Júlio Dantas et à son roman A Severa, ainsi qu'au premier film sonore portugais, réalisé en 1931 par Leitão de Barros.

    Elle eut plusieurs amants célèbres, mais si la Severa est devenue une idole populaire presque sainte, c'est sans doute par sa liaison amoureuse avec le comte de Vimioso qui, d'après la légende, fut envoûté par la voix de Maria Severa, en plus de sa beauté et de ses interprétations à la guitare portugaise. Comme bien des aristocrates lisboètes de l'époque, Vimioso aimait venir s'encanailler dans les lieux louches de la Mouraria ou Madragoa en compagnie de leurs « fleurs de caniveau ». Entre deux scènes de jalousie, le comte, que Severa accompagne aux courses de taureaux, chante lui-même le fado, l'amène dans son palais du Campo Grande. La Severa meurt à l'âge de 26 ans, son corps enterré dans une fosse commune.

    Dès lors, le fado incarnera « la tristesse, la passion, la douleur et le péché », et les fadistas porteront, en hommage à la fille des rues, le châle noir à franges jeté sur les épaules. Un fado célèbre, composé au milieu du 19ème siècle par le comte Vimioso, raconte la vie de la Severa.

    Véritable personnification du contraste de classes, la liaison de Severa et du comte de Vimioso préfigure en quelque sorte l’ascension sociale du fado, l'alliance insolite entre les ruelles mal famées et le monde de la noblesse. Parce qu'il a eu le don d'incarner le fatalisme, indissociable de la mentalité lisboète, le fado quitte rapidement les quartiers populaires pour gagner les salons nobles et bourgeois, où il est introduit comme une nouvelle mode.

    Certains aristocrates jouent ainsi un rôle de mécènes et organisent de somptueux concerts. Aujourd'hui encore, certains chanteurs de fado se revendiquent de cette tradition prestigieuse associée à la noblesse, à travers leur propre filiation - c'est le cas de la famille da Câmara - et de manière plus commune à travers leur répertoire, associé à l'univers tauromachique.


    Version interprétée par João Ferreira Rosa
    O EMBUÇADOL'HOMME MASQUÉ
    Noutro tempo a fidalguia
    Que deu brado nas touradas
    Andava pela Mouraria
    E em muito palácio havia
    Descantos e guitarradas
    Jadis la noblesse
    Qui faisait des éclats dans les arènes
    Fréquentait la Mouraria
    Et en maint palais il y avait
    Des chansons et des guitares
    A estória que eu contar
    Contou-ma certa velhinha
    Uma vez que eu fui cantar
    Ao salão dum titular
    Lá para o Paço da Rainha
    Et l'histoire que je vais vous conter
    Je la tiens d'une petite vieille
    Un jour où je suis allé chanter
    Dans le salon d'un gentilhomme
    Du côté du Palais de la Reine.
    E nesse salão dourado
    De ambiente nobre e sério
    Para ouvir cantar o fado
    Ia sempre um embuçado
    Personagem de mistério
    Et dans ce salon doré
    D'aspect noble et sérieux
    Pour écouter chanter le fado
    Venait toujours un homme masqué
    Personnage mystérieux
    Mas certa noite houve alguém
    Que lhe disse erguendo a fala
    Embuçado nota bem
    Que hoje não fique ninguém
    Embuçado nesta sala
    Mais un soir quelqu'un lui a dit
    En haussant le ton
    Masqué, dis-toi bien
    Qu'aujourd'hui personne
    Ne garde son masque dans cette salle
    E ante a admiração geral
    Descobriu-se o embuçado
    Era el-rei de Portugal
    Houve beija-mão real
    E depois cantou-se o fado
    Et à l'étonnement général
    Le masqué se découvrit
    C'était le roi du Portugal
    Il y eut du baise-main royal
    Et ensuite on a chanté le fado.


    G. de Oliveira, J. Marques
    Traduction : Jean-Paul Caudrec

    Comme en témoigne la relation entre le comte de Vimioso et Severa, une part de la jeune noblesse s'adonne alors à ce qu'on a appelé la «manie du vagabondage élégant». Elle se manifeste, par la fréquentation et la subornation financière de prostituées, ainsi que par une appropriation progressive du chant de fado pratiqué dans l'environnement populaire de ces femmes. Sous l'impulsion de la jeune bohème, le fado se déplace ainsi vers des formes de divertissement dominées par l'aristocratie, tout en favorisant un illusoire rapprochement de classes entre la noblesse et le peuple. Cette connivence faussée entre fadistes et aristocratie n'efface nullement les rapports de pouvoir et de domination. Un machisme primaire (marialvismo) et décomplexé, s'exprime dans quelques fados que l'on entend encore aujourd'hui.


    Version interprétée par Vicente da Câmara
    O SELIM (FADO MARIALVA)FADO « MACHISTE »
    Portugal desde menino
    Foi cavaleiro e campino
    Deu cartas com o calção
    A cavalo venceu Mouros
    A cavalo picou toiros
    Foi destemido e pimpão
    A nossa história
    Foi toda de lés a lés
    Uma vitória
    Do ginete português
    Le Portugal depuis l’enfance
    A été cavalier et gardian
    En monture il est mentor
    A cheval il a vaincu les Maures
    A cheval il a bravé les taureaux
    Il a été téméraire et fanfaron
    De bout en bout
    Notre histoire
    N’a été que victoire
    Du cavalier portugais
    Eu cá pra mim não há ai não
    Maior prazer
    Do que o selim e a mulher
    Rédeas na mão
    Sorrir, amar, trotar, esquecer
    Digam lá se isto é descer
    Pour ma part
    Il n’y a pas de plus grand plaisir
    Que la femme et l’étrier
    Brides en main
    Sourire, aimer, trotter, oublier
    Dites-moi donc si c’est décadent
    Rapaziada de agora
    Voltem à bota e à espora
    Com orgulho e altivez
    Deixem as coisas modernas
    Arranjem força nas pernas
    Trotar é que é português
    Quem anda ao trote
    Em cima dum bom alter
    Leva no bote
    A mais difícil mulher
    Eu cá pra mim…
    Jeunes gens d’aujourd’hui
    Revenez à la botte et à l’éperon
    Avec orgueil et fierté
    Ignorez les choses modernes
    Retrouvez de la force dans les jambes
    Chevaucher ça c’est portugais
    Celui qui va au trot
    Sur un bon cheval d’Alter
    Enjôle la femme
    La plus farouche
    Pour ma part…


    José da Câmara,
    Traduction : Jean-Paul Caudrec


    Version interprétée par Maria José Ramos
    O MEU (UM HOMEM A MEU JEITO)MON HOMME
    Amo um fadista a meu jeito
    Valente como os que o são
    Tem tatuagem no peito
    E lá dentro um coração
    J’aime un fadiste à ma façon
    Vaillant s'il en est
    Il porte un tatouage sur la poitrine
    Et au-dedans il y a un grand coeur
    Com ciúmes são de lume
    Seus olhos que me consomem
    Gosto de o ver com ciume
    Acho-o mais belo, mais homem
    Ses yeux jaloux sont un feu
    Qui me consume
    J’aime le voir jaloux
    Je le trouve plus beau, plus homme
    Com seus labios de veludo
    Com que amor eu sou beijada
    Beija-me às vezes por tudo
    Bate-me às vezes por nada
    Avec ses lèvres de velours
    De quel amour suis-je embrassée
    Il m’embrasse pour un oui, pour un non
    Il me bat aussi pour un non, pour un oui
    Dizem porque me bateu
    Que o seu amor é postiço
    Bate naquilo que é seu
    Ninguém tem nada com isso
    Les gens disent que s’il me frappe
    C’est que son amour n’est pas sincère
    Il frappe ce qui est à lui
    Et ça ne regarde personne


    Linhares Barbosa, Armandinho
    Traduction : Jean-Paul Caudrec

4. Les lieux du fado

  • Les hortas

    Les hortas désignent les zones maraîchères de la périphérie de Lisbonne, où les Lisboètes de condition modeste vont souvent passer le dimanche à la belle saison.
    On y mange des produits qui proviennent directement des potagers (la salade « assaisonnée par un aveugle et tournée par un fou » qui vaut aux Lisboètes leur surnom d'alfacinhas) et d'autres denrées moins chères qu'en ville car elles échappent à l'impôt d'entrée, notamment le vin.
    Les hortas perdurent jusqu'à la fin du 19ème siècle.

  • Bohème et touradas


Lors des courses de taureaux la noblesse et le peuple se côtoient aussi de près, tout en continuant de s’exclure. Leur représentation dans l'arène se fait selon un code très hiérarchisé : le picador à cheval incarne, par son costume et l'art équestre dont il fait montre, la figure noble. À force de virevoltes élégantes, il plante une à une les banderilles dans l'échine du taureau. Les forcados, qui interviennent dans un second temps, sont eux, des gens du peuple. Ils ont un contact physique avec le taureau : par la force de leur nombre, ils immobilisent le taureau en lui grimpant dessus pour amortir sa charge. Le public qui assiste aux touradas est lui-même diversifié, la configuration de l'arène étant propice à la rencontre et à la représentation sociale.
Toutes les touradas sont précédées d'un moment d'attente, attente du troupeau de taureaux venant des campagnes avoisinantes et qui doivent lentement être acheminés vers Lisbonne. C'est souvent dans cet interstice temporel que le fado est chanté, à un moment où le public se trouve rassemblé dans la même excitation. On chante les événements épiques des dernières touradas, les craintes et les espoirs pour celle qui va avoir lieu. Et bien souvent, à la fin de la tourada, on reste encore la nuit entière pour chanter et prolonger encore les exploits, les peurs partagées.

5. Fado et Estado Novo

En 1926 un coup d'état militaire entend établir un régime autoritaire. La constitution de l'Estado Novo promulguée en 1933 légalise la dictature dont certains aspects sont inspirés partiellement par le fascisme italien imposé depuis 1922.

L'État Nouveau et les valeurs suprêmes du nouveau régime s'instaurent pour près d'un demi-siècle : religion, patrie, famille, parti unique et impérialisme. Salazar incarnera l'image de sauveur providentiel, chargé par Dieu d'accomplir sa dure mission.

Dès l'avènement du régime autoritaire, le fado devient un sujet polémique très virulent dans la presse. Les quotidiens nationaux, proches du régime divulguent une image d'abord très dépréciative du fado : « Des maisons pour souffrir, avec des tables, des chaises et des boissons, et fréquentées par tous ceux qui aiment pleurer en public, sans peur du ridicule. »

Le régime dictatorial va tenter d'extirper le fado de son contexte social d'origine, terreau de contestation et de revendication, pour l'inclure dans un tableau idéalisé et pacifié de la Nation portugaise. Il va imposer au fado une rhétorique toute faite, rattachée à la «splendeur nationale». Dans les années 1930, la radio devient l'outil privilégié de la propagande de l'État Nouveau.

Le régime réactionnaire construit ainsi une certaine dépréciation du passé, légitimée par l'objectif de faire rejaillir au Portugal un nouvel âge d'or, expurgé de ses vices. Le fado est l'un de ces vices : « La manière d'être portugaise peut nous donner momentanément des pages d'épopée, mais elle nous brûle en ces flammes continuelles, nous en remettant ensuite à ce fatalisme maladif dont le fado est l'expression musicale. » Dans ce système politique, qualifié en 1935 par Fernando Pessoa de dictature de « petit comptable », le rapport complexe au temps qu'exprime le fado, la poésie de ses paroles, sont jugés stériles et passifs.

En s'appuyant sur le développement du fado déjà amorcé au sein du théâtre de revue et de l'industrie du disque, le régime érige le fadiste au rang d'artiste exclusivement professionnel. En effet, tout chanteur doit désormais posséder une carte qui lui confère le statut professionnel d'artiste pour pouvoir se présenter en public. Ce décret impose ainsi au fado de devenir un exemple de travail, une profession véritable qui donne lieu à des contrats. Dans la pratique, la délivrance de cette carte professionnelle exclut tous ceux dont le casier judiciaire n'est pas vierge.

Le régime, on le sait, bâillonne la liberté d'expression : les chanteurs de fado amateurs n'ont désormais plus le droit de chanter, et les chanteurs professionnels ne peuvent chanter que les textes qui sont passés par le filtre de la censure. Chaque maison de fado doit établir une liste préalable très p récise des textes qui seront interprétés durant les sessions. L'improvisation constitue un délit qui menace à la fois le chanteur et la maison où il se produit. Le texte écrit vaut pour modèle et il ne peut en aucun cas être trahi : pas question de rajouter un couplet ou de changer un mot. Une fois passé par le timbre de la censure, le fado devient intouchable et peu à peu les paroles se figent dans une forme définitive.

Une bonne part des maisons de fado acquièrent l'appellation de maisons typiques. La décoration de ce type de lieux est codifiée par des symboles, censés attester l'authenticité du fado. Dans ce contexte, « les décorations doivent toutes être d'origine populaire et lisboète ; si elles ne sont pas d'origine maritime, elles seront rurales, comme la décoration des quartiers qui fêtent la Saint-Antoine : pots d'oeillets et de basilic, et tout ce qui peut renvoyer au culte des fleurs ou évoquer les fenêtres d'adieu, où la femme de Lisbonne attend son marin aux heures de saudade ; ce sont d'authent iques symboles fadistes ».

La censure interdit ainsi unanimement tous les fados qui font référence à la faim, la pauvreté ou la misère. De manière générale, tous les fados dont la thématique est liée à la valorisation des travailleurs sont unanimement associés par le régime au «péril» communiste, alors même qu'ils ne manifestent souvent aucun signe de politisation.

Si le fado devient incontestablement pour le régime un instrument de propagande, ses acteurs restent attachés à sa liberté d'expression. Un fado clandestin s'organise dans les quartiers. N'y participent que les chanteurs déjà connus, dont la fidélité est assurée au sein de ces cercles initiés.

Certains, comme Alfredo Marceneiro, revendiquent un style propre et refusent de gommer les accents populaires de leur chant. Cet artisan de la voix, dont le phrasé reste typiquement populaire, refuse jusqu'en 1960 de pénétrer dans un studio d'enregistrement moderne. Par ailleurs, il s'attache à cultiver certains signes de l'appartenance populaire traditionnelle du fado, notamment le foulard autour du cou pour protéger les cordes vocales, et la main dans la poche.

A partir de 1830, les maisons closes se développent mais le nouveau régime libéral souhaite éviter qu'elles attirent l'attention dans l'espace urbain : il les confine à certains quartiers bien précis et rend obligatoire la pose de jalousies sur leurs fenêtres, afin de préserver leur intimité dérangeante. A casa da Mariquinhas retrace cette dialectique de l'acceptation et de l'interdit, décrivant l'ambiance liée à la prostitution et au travestissement. Ce thème sera à l'origine d'une longue série de fados qui en font "la saga de Mariquinhas", dont l'un des plus grands succès du disque au Portugal, créé par Amália Rodrigues, traduit en plusieurs langues, et connu en français sous le titre La Maison sur le port.


Version interprétée par Alfredo Marceneiro
A CASA DA MARIQUINHASLA MAISON DE MARINETTE
É numa rua bizarra
A casa da Mariquinhas
Tem na sala uma guitarra
Janelas com tabuinhas
C'est dans une rue bizarre
La maison de Marinette
Dans la salle il y a une guitare
Et des jalousies aux fenêtres.
Vive com muitas amigas
Aquela de quem vos falo
E não há maior regalo
Que vida de raparigas
É doida pelas cantigas
Como no campo a cigarra
Se canta o fado à guitarra
De comovida até chora
A casa alegre onde mora
É numa rua bizarra.
Celle dont je vous parle
Vit avec de nombreuses amies
Et Il n’y a pas meilleure vie
Que celle de ces jeunes filles
Elle adore les chansons
Comme la cigale dans les champs
Si elle chante le fado à la guitare
Elle peut même pleurer d'émotion
La maison joyeuse où elle habite
C'est dans une rue bizarre.
Para se tornar notada
Usa coisas esquisitas
Muita renda, muitas fitas
Lenços de cor variada
Pretendida e desejada
Altiva como as rainhas
Ri das muitas coitadinhas
Que a censuram rudemente
Por verem cheia de gente
A casa da Mariquinhas.
Pour se faire remarquer
Elle porte des choses étranges
Beaucoup de dentelles et de rubans
Des foulards bigarrés
Convoitée et désirée
Hautaine comme une reine
Elle se moque de toutes ces pauvrettes
Qui la critiquent sans pitié
Parce qu’elles voient pleine à craquer
La maison de Marinette.
É de aparência singela
Mas muito mal mobilada
E no fundo não vale nada
O tudo da casa dela
No vão de cada janela
Sobre coluna uma jarra
Colchas de chita com barra
Quadros de gosto magano
Em vez de ter um piano
Tem na sala uma guitarra.
Elle est d’apparence simple
Mais très mal meublée
Et finalement ça ne vaut pas un clou
Tout ce qu'il y a dans la maison
Dans l’embrasure de chaque fenêtre
Sur une colonne un pot de fleurs
Des couvre-lits en coton rayé
Des tableaux d’un genre douteux
A la place d’un piano
Dans la salle il y a une guitare.
Para guardar o parco espólio
Um cofre forte comprou
E como o gás acabou
Ilumina-se a petróleo
Limpa as mobílias com óleo
De amêndoa doce e mesquinhas
Passam defronte as vizinhas
Para ver o que lá se passa
Mas ela tem por pirraça
Janelas com tabuinhas.
Pour garder son maigre magot
Elle a acheté un coffre-fort
Et comme le gaz est coupé
Elle s’éclaire au pétrole
Elle nettoie les meubles à l’huile
D’amande douce et les voisines
Passent devant chez elle, ces mesquines
Pour voir ce qui s’y passe
Mais comme elle est taquine
Aux fenêtres elle a mis des jalousies.


Silva Tavares, Alfredo Duarte
Traduction : Jean-Paul Caudrec


Version interprétée par Alfredo Marceneiro
O LEILÃOLA VENTE AUX ENCHÈRES
Ninguém sabe dizer nada
Da formosa Mariquinhas
A casa foi leiloada
Venderam-lhe as tabuinhas.
Personne ne sait rien en dire
De la jolie Marinette
La maison a été mise aux enchères
Et on a vendu les jalousies.
Ainda fresca e com gajé
Encontrei na Mouraria
A antiga Rosa Maria
E o Chico do cachiné
Fui-lhes falar já se vê
E perguntei-lhes de entrada
Pela Mariquinhas coitada
Respondeu-me o Chico : e vê-la
Tenho querido saber dela
Ninguém sabe dizer nada.
J’ai rencontré dans la Mouraria
Toujours fraîche et pimpante
La vieille Rosa Maria
Et Chico Cache-nez
Je suis allé leur parler
Et leur demander au sujet
De cette pauvre Marinette
Chico m’a répondu :
J’ai voulu avoir de ses nouvelles
Mais personne n'est au courant.
As outras suas amigas
A Clotilde, a Júlia, a Alda
A Inês, a Berta, a Mafalda
E as outras mais raparigas
Aprendiam-lhe as cantigas
As mais ternas coitadinhas
Formosas como andorinhas
Olhos e peitos em brasa
Que pena tenho da casa
Da formosa Mariquinhas.
Les autres, toutes ses amies
Clotilde, Julia, Alda
Inès, Berta, Mafalda
Et d’autres filles encore
Qui lui apprenaient les chansons
Les plus tendres, les pauvrettes
Jolies comme des hirondelles
Les yeux et le coeur toujours en feu
Comme je regrette la maison
De la jolie Marinette.
E então o Chico apertado
Com uma pergunta explicou-se
A vizinhança zangou-se
Fez-lhe um abaixo assinado
Diziam que havia fado
Ali até à madrugada
E a pobre foi intimada
A sair, foi posta fora
E por mor duma penhora
A casa foi leiloada.
O Chico fora ao leilão
Arrematou a guitarra
O espelho, a colcha com barra
O cofre forte e o fogão
Como não houve cambão
Porque eram coisas mesquinhas
Trouxe um par de chinelinhas
Um alvará e as bambinelas
Até das próprias janelas
Venderam-lhe as tabuinhas.
C’est alors que Chico
Pressé de questions s’est expliqué
Les voisins se sont fâchés
Ils ont signé une pétition
Disant qu’il y avait du fado
Chez elle jusqu’au petit matin
Et la pauvre a été contrainte
De partir, mise à la porte
Et à la suite d’une saisie
La maison a été mise aux enchères.
Chico est allé à la vente
S’est fait adjuger la guitare
Le miroir, le couvre-lit rayé
Le coffre-fort et le poêle
Comme il n’y a pas eu de surenchère
Parce que c’était des bagatelles
Il a emporté une paire de mules
Un papier timbré et les rideaux
Et même de ses fenêtres
On a vendu les jalousies.


Linhares Barbosa, Alfredo Duarte
Traduction : Jean-Paul Caudrec


Version interprétée par Amália Rodrigues
VOU DAR DE BEBER À DORJE VAIS NOYER MA DOULEUR
Foi no domingo passado que passei
À casa onde vivia a Mariquinhas
Mas está tudo tão mudado
Que não vi em nenhum lado
As tais janelas que tinham tabuinhas
Do rés do chão ao telhado
Não vi nada nada nada
Que pudesse recordar-me a Mariquinhas
E há um vidro pegado e azulado
Onde havia as tabuinhas.
Dimanche dernier je suis passé
Là où habitait Marinette
Mais tout a tellement changé
Que je n’ai vu d’aucun côté
Ces fameuses fenêtres avec des jalousies
Du rez-de-chaussée au grenier
Je n’ai rien, absolument rien retrouvé
Qui puisse me rappeler Marinette
Et là où il y avait les jalousies j’ai vu
Un carreau de verre plaqué et bleuté.
Entrei e onde era a sala agora está
A secretária, um sujeito que é lingrinhas
Mas não vi colchas com barra
Nem viola nem guitarra
Nem espreitadelas furtivas das vizinhas
O tempo cravou a garra
Na alma daquela casa
Onde às vezes petiscávamos sardinhas
Quando em noites de guitarra e de farra
Estava alegre a Mariquinhas.
Je suis entré et là où était la salle
J'ai vu un secrétaire, un sujet gringalet
Mais je n’ai pas vu de couvre-lit rayé
Pas l’ombre d’une guitare
Ni même de voisines aux aguets
Le temps a laissé sa marque
Dans l’âme de cette maison
Où parfois on grignotait des sardines
Dans les soirées de guitare et de fête
Marinette était guillerette.
As janelas tão garridas que ficavam
Com cortinados de chita às pintinhas
Perderam de tudo a graça
Porque é hoje uma vidraça
Com cercaduras de lata às voltinhas
E lá pra dentro quem passa
Hoje é para ir aos penhores
Entregar ao usurário umas coisinhas
Pois chega a esta desgraça toda a graça
Da casa da Mariquinhas
Les fenêtres si coquettes
Aux voilures de coton coloré
Ont perdu toute leur grâce
Car c’est aujourd’hui un vitrage
Dans un cadre de ferraille
Et tout ce qui passe par là
Aujourd’hui va échouer
Chez l’usurier
Toute la grâce de la maison de Marinette
Est tombée dans la disgrâce.
Pra terem feito da casa o que fizeram
Melhor fora que a mandassem
Prás alminhas
Pois ser casa de penhores
O que foi viveiro de amores
É ideia que não cabe cá nas minhas
Recordações do calor
E das saudades o gosto
Que eu vou procurar esquecer
Numas ginginhas
Pois dar de beber à dor é o melhor
Já dizia a Mariquinhas.
Pour avoir fait de la maison
Ce qu’on en a fait
Il eût mieux valu la détruire
Car devenir mont-de-piété
Ce qui fut un nid d’amours
Ça ne colle pas avec le souvenir
Que j’ai de la chaleur et de la saveur
De la saudade
Que j'essaye d'oublier
Dans une petite liqueur de griottes
Le mieux c'est de noyer la douleur
Comme disait Marinette.


Alberto Janes
Traduction : Jean-Paul Caudrec


6. Amália Rodrigues

Amália Rodrigues occupe dans le fado une place à part. À travers son immense carrière, unique dans l'histoire du fado, elle a pu franchir les frontières et acquérir grâce à son chant une renommée mondiale, suscitant un respect unanime. Elle est la première et la seule à donner au fado une visibilité internationale, l'abstrayant de sa « mauvaise réputation » locale. Mais l'espace de diffusion dont elle a joui de son vivant lui fut absolument exclusif. Paradoxalement, celle dont on a dit que le visage même incarnait la mélancolie et le poids du destin est présentée comme celle qui a su contrarier le fil de ce destin, dans une dynamique d'ascension sociale.

Amália est née à Lisbonne, en juillet 1920, dans une famille pauvre originaire de la Beira- Alta. Durant sa jeune enfance passée avec ses grands-parents, elle ne fréquente que peu d'années l'école et commence à travailler jeune, comme brodeuse, repasseuse ou encore vendeuse d'oranges à Alcântara. A 19 ans, alors que chanter le fado est toujours associé, surtout pour une femme, a la « mauvaise vie », elle entre au Retiro da Severa. Elle rencontre immédiatement un grand succès au Portugal, multipliant les contrats pour les maisons de fado, le théâtre, le cinéma, et sa carrière prend rapidement une dimension internationale. Elle enregistre ses premiers disques au Brésil en 1944, puis à Paris, en 1949. En 1956, elle est ovationnée à l'Olympia.

Dès les débuts de sa carrière, dans ses interviews et sur scène, Amâlia Rodrigues tente de désarmer toute admiration, toute culture d'une mythologie personnelle. Elle se définit comme une personne essentiellement timide, sur scène et dans la vie. « La seule manière d'atteindre la liberté est de parvenir à se désintéresser de tout [...] Je me suis totalement abandonnée au destin. Je n'ai jamais rien fait, j'ai passé ma vie assise à attendre ma vie ».

Amália a aussi refusé, après la dictature, les accusations virulentes relatives au rôle officiel qu'elle avait joué sous le régime salazariste et qui lui ont parfois valu l'appellation ironique de « dernière caravelle des Découvertes », en référence à la propagande. Faisant fi de ces sousentendus, elle déclare vers la fin de sa vie, sur un plateau de télévision français : « Mon histoire est simple et les choses simples n'ont pas d'histoire. » Simple dans ses intentions, indéniablement, moins simple si l'on considère le rapport de manipulation exercé sur elle par le régime de dictature durant toute une partie de sa carrière. Celui-ci a en effet convoqué plusieurs fois Amâlia à venir tenir comme un rôle d'ambassadrice; et la chanteuse a ainsi honoré un grand nombre d'invitations officielles. À l'étranger : à Madrid (ambassade du Portugal) en 1943; en Europe, lors d'une tournée où elle accompagne Antônio Ferro en mission diplomatique pour la mise en place du plan Marshall en 1949; à Berlin-Ouest, en 1950, où elle représente le Portugal, qui ne présente pas de chanteur lyrique; ou encore à l'Exposition universelle de Bruxelles, en 1958, où elle est décorée par Marcelo Caetano. Pourtant, Amália raconte qu'au cours de ces cérémonies, à la différence des autres artistes étrangers également présents, elle ressentait du dédain, plus que du respect, de la part des représentants du régime.

En 1962, Amália Rodrigues rencontre Alain Oulman, musicien, pianiste et compositeur, de père açorien et de mère française, avec lequel elle se lie d'une forte amitié. Ensemble, grâce à un travail soutenu, ils vont réaliser une des plus belles collaborations musicales de toute l'histoire du fado. Alain Oulman compose de nouvelles partitions qui mettent en musique de grands textes de la littérature portugaise, souvent écrits par des poètes de gauche, stigmatisés par le régime. Plus ou moins protégée par son aura, Amália Rodrigues interprète, devant un nouveau public sensible aux messages de liberté des textes, ces créations qui comptent parmi les plus belles de son répertoire. Les nouveaux poèmes qu'elle chante, écrits par des poètes qui deviennent ses amis, comportent souvent en filigrane une forte dimension politique. O Abandono (L'Abandon), connu sous le nom clandestin de Fado Peniche, est immédiatement censuré car il fait tacitement référence à Alvaro Cunhal, opposant communiste emprisonné durant onze ans, dont deux au fort de Péniche - prison politique du régime, réputée pour ses conditions de détention barbares.


Version interprétée par Cristina Madeira
ABANDONO (FADO PENICHE)ABANDON
Por teu livre pensamento
Foram-te longe encerrar
Tão longe que o meu lamento
Não te consegue alcançar
E apenas ouves o vento
E apenas ouves o mar.
Pour ta libre pensée
On t’a enfermé au loin
Si loin que mes plaintes
N'arrivent pas jusqu'à toi
Et c’est à peine si tu entends le vent
C'est à peine si tu entends la mer.
Levaram-te a meio da noitew& A treva tudo cobria
Foi de noite, numa noite
De todas a mais sombria
Foi de noite, foi de noite
E nunca mais se fez dia.
On t’a emmené au milieu de la nuit
Au coeur des ténèbres
C’était en pleine nuit
La plus noire de toutes les nuits
C’était une nuit au coeur de la nuit
Et jamais plus le jour n’est revenu..
Ai, dessa noite o veneno
Persiste em me envenenar
Oiço apenas o silêncio
Que ficou em teu lugar
Ao menos ouves o vento
Ao menos ouves o mar.
Ah, le venin de cette nuit-là
Ne cesse de m‘empoisonner
J’entends à peine le silence
Qui t’a remplacé
Au moins tu entends le vent
Au moins tu entends la mer.

Version interprétée par Amália Rodrigues


David Mourão Ferreira, Alain Oulman
Traduction : Jean-Paul Caudrec


Version interprétée par Linda Rodrigues
TROVA DO VENTO QUE PASSABALLADE DU VENT QUI PASSE
Pergunto ao vento que passa
Notícias do meu país
O vento cala a desgraça
O vento nada me diz
Je demande au vent qui passe
Des nouvelles de mon pays,
Et le vent tait la disgrâce,
Le vent ne me dit rien.
Pergunto aos rios que levam
Tanto sonho à flor das águas
E os rios não me sossegam
Levam sonhos
Deixam mágoas.
Je demande aux fleuves qui emportent
Tant de rêve au fil de l’eau,
Mais les fleuves ne me rassurent pas,
Ils emportent des rêves
Et laissent des douleurs.
Ai rios do meu país
Minha pátria à flor das águas
Para onde vais ? Ninguém diz.
Les fleuves de mon pays.
Ma patrie au fil de l'eau,
Où vas-tu ? Personne ne le dit.
Se o verde trevo desfolhas
Pede notícias e diz
Ao trevo de quatro folhas
Que eu morro por meu país.
Si tu effeuilles le trèfle vert,
Demande-lui des nouvelles et dis
Au trèfle à quatre feuilles,
Que je meurs pour mon pays.

Version interprétée par Amália Rodrigues


Manuel Alegre, Alain Oulman
Traduction : Jean-Paul Caudrec


Version interprétée par Amália Rodrigues
LÁGRIMAUNE LARME
Cheia de penas,
Cheia de penas me deito
E com mais penas
Com mais penas me levanto
No meu peito
Já me ficou no meu peito
Este jeito
O jeito de te querer tanto.
Avec toutes mes peines,
Avec toutes mes peines je m’endors
Et avec plus de peines
Plus de peines encore
Je me lève
J’ai gardé dans mon coeur
Cette habitude
De t’aimer si fort.
Desespero,
Tenho por meu desespero
Dentro de mim
Dentro de mim um castigo
Não te quero,
Eu digo que não te quero
E de noite
De noite sonho contigo.
Je désespère
J’ai pour mon désespoir
Au fond de moi
Au fond de moi une punition
Je ne veux pas de toi,
Je dis que je ne veux pas de toi
Mais dans la nuit
La nuit je rêve de toi.
Se considero
Que um dia hei-de morrer
No desespero
Que tenho de te não ver,
Estendo no chão
Estendo no chão o meu xaile
Estendo o meu xaile
E deixo-me adormecer.
Si je pense
Qu’un jour je dois mourir
Dans le désespoir
Que j’ai de ne plus te voir,
J’étends mon châle
J’étends mon châle à même le sol
Et je me laisse emporter
Par le sommeil
Se eu soubesse
Se eu soubesse que morrendo
Tu me havias de chorar
Uma lágrima
Por uma lágrima tua
Que alegria
Me deixaria matar.
Si je savais
Si je savais qu’en mourant
Tu devais verser
Une larme
Pour une seule larme de toi
Avec quelle joie
Je me laisserais tuer.


Amália Rodrigues, Carlos Gonçalves
Version interprétée par Amália Rodrigues
Traduction : Jean-Paul Caudrec


Version interprétée par Kátia Guerreiro
MARIA LISBOAMARIE LISBONNE
É varina, usa chinela,
Tem movimentos de gata
Na canastra, a caravela
No coração a fragata.
Elle vend du poisson, chausse des savates,
Elle a une démarche de chatte
Dans la bourriche, la caravelle
Et dans le coeur la frégate.
Em de corvos no xaile
Gaivotas vêm pousar
Quando o vento a leva ao baile
Baila no baile com o mar.
A la place de corbeaux
Des mouettes se posent sur son châle
Quand le vent l’emmène au bal
Elle entre dans la danse avec la mer.
É de conchas o vestido
Tem algas na cabeleira
E nas veias o latido
Do motor duma traineira
Sa robe est faite de coquillages
Les algues tressent ses cheveux
Et dans ses veines vibre
Le moteur d’un chalutier.
Vende sonho e maresia
Tempestades apregoa
Seu nome próprio Maria
Seu apelido Lisboa.
Elle vend du rêve, du sel et de l’iode
Elle colporte des tempêtes
Elle se prénomme Marie,
Elle se nomme Lisbonne.


David Mourão Ferreira, Alain Oulman
Version interprétée par Amália Rodrigues
Traduction : Jean-Paul Caudrec

BIBLIOGRAPHIE
(Il s'agit d'une bibliographie sommaire d'ouvrages en français)
  • Le Fado,
    Agnès Pellerin,
    éd. Chandeigne, 2003
    Le meilleur document en langue française (190p). La plupart les citations de notre présentation ont été empruntées à cet ouvrage.
  • Le Fado, une anthologie,
    Nicole Siganos,
    éd. Chandeigne, 2000
    Textes réunis et traduits par N. Siganos. Choix pertinents et bonnes traductions.
  • Amália, le Fado étoilé,
    Jean-Jacques Lafaye,
    éd. Mazarine, 2000
  • Fado, chant de l'âme,
    Véronique Mortaigne,
    Éditions du Chêne, 1998
  • Voix du Portugal,
    Salwa El-Shawan Castelo-Branco,
    Actes Sud, 1998
    Très bon ouvrage (traduit de l'anglais) pour qui s'intéresse à l'ensemble des expressions chantées du Portugal.
  • Le Fado d'Amália,
    Actes Sud, 1992
    Anthologie bilingue de poèmes chantés par Amália Rodrigues, certains sont également écrits par elle, réunis et plutôt bien traduits par JJ Lafaye.